Sectes. Il y aura bientôt trois ans, un enfant de dix-neuf mois décédait, faute de soins, dans les locaux d’une secte apocalyptique, près de Pau. Que se passe-t-il aujourd’hui derrière les murs du château de Sus ?

Qui s’inquiète du sort des enfants de Tabitha’s Place ?

On ne sait pas avec certitude combien de mineurs vivent dans cette communauté. Depuis le drame, les travailleurs sociaux interviennent auprès de quelques enfants. Grâce à une nouvelle loi, leur scolarité peut être mieux contrôlée. Mais, au regard des témoignages d’anciens adeptes, l’intervention des pouvoirs publics apparaît encore bien insuffisante. Enquête.

Rappel des faits

Le 4 avril 1997, le petit Raphaël Ginhoux, dix-neuf mois, décédait dans la ferme d’Angous occupée par la secte de l’Ordre apostolique Tabitha’s Place, à quelques kilomètres d’Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques). L’enfant était rachitique (il pesait 4,5 kg) et souffrait de rhino-pharyngite et de bronchite. Adeptes de la secte, ses parents refusaient la médecine officielle. Le docteur Joga, père d’un des responsables de la secte, avait ausculté l’enfant quelques jours avant et l’avait trouvé en bonne santé. Atteint d’une malformation cardiaque congénitale, Raphaël aurait pu être opéré sans difficulté. Ces faits conduisirent à une mise en examen et une incarcération des parents de l’enfant pour ” privation de soins et d’aliments sur un mineur par ascendant légitime ayant entraîné la mort ” ; ils ont été libérés depuis et placés sous contrôle judiciaire. En 1998, deux des responsables de la secte – Guillaume Joga et Olivier Lembert – et le docteur Joga, aujourd’hui décédé, étaient inculpés pour ” non-assistance à personne en danger “. Le juge d’instruction saisi de l’affaire a remis ses conclusions au parquet général voici plusieurs semaines. Selon lui, la culpabilité des parents et des deux chefs de la secte est établie. Leur comparution devant une cour d’assises n’est pas encore acquise : le ministère public estimerait, dit-on à Pau, que l’accusation de ” non assistance à personne en danger ” n’est pas fondée.

Texte

Rebaptisée ” La Ferme ” il y a quelques mois, la communauté est installée à Sus depuis 1983, dans le château de ce village de trois cents habitants.

En apparence, le lieu est idyllique : un parc agrémenté d’un petit pont de pierre entoure la bâtisse aux solides murailles et à la toiture d’ardoise. Près du château, une structure ronde surmontée d’un dôme fait office de salle commune et de salle de prière. Sur les cent cinquante à deux cents adeptes – dont environ quatre vingts enfants – qui vivaient au château de Sus et à la ferme d’Angous (revendue après le décès de l’enfant) en avril 1997, quatre-vingt-seize personnes y sont restées, selon le recensement de 1999. Combien d’enfants parmi elles ? Première zone floue. Une trentaine de gosses en âge d’être scolarisés, dont une vingtaine de moins de douze ans, sont déclarés en mairie. Mais, tout au long de notre enquête, chaque fois que nous avons tenté de connaître leur nombre auprès de l’inspection académique, de la mairie, de l’aide sociale à l’enfance, du procureur de Pau, la réponse de nos interlocuteurs a été imprécise, toujours assortie d’un doute : ” Depuis le dernier recensement, cela a pu évoluer “, ” Tous les enfants ne sont pas forcément déclarés “, ” Ça va, ça vient “… En France, en l’an 2000, des enfants vivent donc sans que leur existence soit signalée à l’administration. Des enfants, dès lors, sans droit. Cette pratique n’est pas nouvelle. En 1997, les gendarmes avaient découvert dans les locaux de la secte Horus (Drôme) plus de cinquante gosses dont la présence n’avait pas été déclarée. Les sectes apocalyptiques comme Tabitha’s Place, qui se prononcent contre la scolarisation des enfants afin qu’ils ne soient pas ” contaminés ” par le monde extérieur, semblent coutumières du fait. La justice ne devrait-elle perquisitionner, comme la loi française l’y autorise, pour connaître leur nombre exact ? Il faut agir dans le cadre légal, respecter l’État de droit, répond-on du côté du parquet. ” N’en déplaise aux redresseurs de tort, on ne perquisitionne pas sans motif. Si je me présente sans motif à l’entrée de la secte, on va me dire, comme à vous, de rebrousser chemin “, explique le procureur de Pau, Jean-Pierre Dreno.

À y regarder de près, les raisons ne manquent pourtant pas d’être inquiet sur le sort réservé aux enfants de Tabitha’s Place. La secte est considérée comme ” apocalyptique et millénariste ” par les Renseignements généraux qui, en 1995, ont alerté sur un risque d’autodestruction. Filiale d’une secte américaine également implantée au Canada, au Brésil, en Nouvelle-Zélande, en Espagne et en Allemagne, elle a été fondée par un certain Elbert Eugen Spriggs qui promet à ses adeptes de les sauver de la fin du monde et du ” lac de feu ” dans lequel vivent les païens que nous sommes.

L’Association de défense de la famille et de l’individu (ADFI), à la pointe de la lutte contre les sectes, avertit les pouvoirs publics sur la dangerosité de celle-ci depuis plusieurs années. Elle insiste particulièrement sur ses méthodes d’éducation très spéciales. Il faudrait notamment battre les enfants dès le plus jeune âge pour discipliner leur ” nature échue ” et éviter qu’ils ne deviennent des adultes pêcheurs et criminels. Selon d’anciens adeptes, à ” La Ferme “, les enfants travaillent, constituant ainsi une main-d’ouvre gratuite, en violation de la loi française et des traités internationaux.

Une personne ayant pénétré récemment au château, dans le cadre de ses obligations professionnelles, et préférant parler sous le couvert de l’anonymat, confirme que les enfants font des travaux ménagers, de la menuiserie ou des travaux des champs. Elle ajoute aussitôt, comme pour minimiser les faits : ” Comme il m’est arrivé de désherber le jardin de mon père… ” Pourtant, les témoignages recueillis par l’ADFI ne laissent pas de doute sur la gravité de la situation : ” Levés à 6 heures du matin, les enfants reçoivent un enseignement ardu pendant toute la matinée “, rapporte l’association dans un numéro de son journal Bulles de septembre 1991. ” Ils travaillent l’après-midi avec leurs parents. Par exemple, une fillette de douze ans fait de la soudure, d’autres du jardinage ou des travaux du bâtiment. Ils n’ont pas le droit de jouer… Les jouets sont ouvre du diable, il faut les jeter. ” Notre interlocuteur ” masqué ” confirme d’ailleurs qu’ ” il n’y a ni ballons, ni poupées au château “. Evelyne Massy a passé deux ans et demi au château, avec son mari et quatre de ses enfants (lire le témoignage ci-contre). En 1999, elle a raconté à Simone Sans, responsable de l’ADFI de Pau, ce qu’elle y avait vécu. ” Son témoignage m’a rappelé les récits que j’ai entendus sur les camps de concentration, à la différence qu’on n’y extermine pas les gens, dit Simone Sans. Elle m’a expliqué qu’il n’y avait ni chauffage, ni eau chaude, que les femmes n’étaient bonnes qu’à faire des enfants, à travailler et à se taire. ”

N’y a-t-il pas dans ces récits de multiples motifs d’intervenir ? Bien sûr que oui, affirment plusieurs juristes, dont l’avocat Bruno Raffi, président du Centre de documentation, d’éducation et d’action contre les manipulations mentales (CCMM), pour qui ” il est faux d’affirmer que la loi française ne permet pas de protéger les enfants de l’embrigadement sectaire ” (1). L’ordonnance de janvier 1959, relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger, prévoit que ” les mineurs dont la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation sont compromises peuvent faire l’objet de mesures d’assistance éducative “. Aucune plainte n’est nécessaire en l’espèce. La loi prévoit également ” des mesures de protection telles que la remise du mineur à un autre parent ou à une personne digne de confiance, à un centre d’accueil ou d’observation, au service de l’Aide sociale à l’enfance “, et, après enquête, ” à un établissement d’enseignement ou à un établissement sanitaire de prévention, de soins ou de cure “. Le petit Raphaël n’aurait-il pu être sauvé si les dispositifs légaux avaient été mise en ouvre ? Maître Claude Garcia, l’avocat des parents, dénonce l’inertie des pouvoirs publics avant 1997 : ” Ni la direction départementale sanitaire et de la solidarité, ni l’inspection académique, ni les services de la justice n’ont pénétré à l’intérieur des locaux de la secte avant cette date. Devant le refus des responsables de la secte, ils ont toujours fait demi-tour. Il y a eu des tentatives, des réunions en préfecture, mais rien n’a jamais abouti. ”

Après le drame de 1997, des mesures d’assistance éducative ont été ordonnées par le procureur de la République en direction de cinquante-six mineurs. Aujourd’hui, vingt enfants (les autres sont en Espagne et en Allemagne) sont suivis par l’UDAF (Union départementale des associations familiales) et le CIAE (Centre d’investigation et d’action éducative). En quoi consiste ce suivi ? ” Des travailleurs sociaux rendent visite aux parents et aux enfants régulièrement afin de contrôler leur conditions de vie, mais aussi pour aider ces familles, explique le procureur. Que ce soit au sujet des vaccinations ou de l’éducation, notre but est de recueillir l’adhésion des parents. La situation idéale est d’arriver à obtenir leur consentement, qu’il n’y ait pas de cas de coercition. ” Ainsi, bien que la loi oblige les parents à vacciner les enfants, plusieurs enfants de Tabitha’s Place ne sont toujours pas à ce jour vaccinés contre le tétanos et la polio.

Mais au-delà de l’arsenal juridique, la volonté politique de mettre un terme à ces pratiques dangereuses pour les enfants existe-t-elle vraiment ? ” Au plan politique, tant au niveau du conseil général que du conseil régional, on n’a pas le sentiment d’une réelle volonté de faire bouger les choses “, confie Simone Sans. En 1998, le ministère de la Justice avait préconisé des réunions de concertation entre associations de lutte contre les sectes et représentants de la justice. Or, constate la responsable de l’ADFI, ” aucune réunion de ce type n’a encore eu lieu. Les seuls services qui s’intéressent au problème sont ceux de la Jeunesse et des Sports. Ils ont mis des moyens à notre disposition pour éditer une plaquette d’information sur le danger sectaire et ont formé leur personnel au phénomène. ”

Concernant l’éducation, une loi récente, en date du 18 décembre 1998, renforce le contrôle de l’obligation scolaire. ” C’est assurément une pierre supplémentaire à l’édifice législatif de lutte contre les sectes, observe Jeanine Tavernier, présidente nationale de l’ADFI. Avant, il n’existait pas en France d’obligation de scolarité, seulement une obligation d’instruction (lecture, écriture, calcul). ” Désormais, en plus du français et du calcul, des évaluations en langue étrangère, histoire et géographie, culture scientifique, culture physique et sportive doivent être effectuées trois mois après la rentrée. Le contrôle porte également sur la capacité de raisonnement, d’esprit critique et l’ouverture sur le monde extérieur de l’enfant. En outre, note Jeanine Tavernier, ” le fait de pouvoir effectuer les contrôles à l’extérieur des mouvements sectaires devrait permettre de mieux évaluer l’état psychologique des enfants “.

Pour les enfants âgés de douze à seize ans, la nouvelle loi confie ce contrôle aux inspecteurs régionaux du rectorat. Les adolescents de Tabitha’s Place y ont-ils été soumis ? Au rectorat, la question semble prendre de court, à l’évidence le cas de cette secte ne figure pas parmi les priorités : le contrôle aura lieu, un jour…

S’agissant des enfants de six-douze ans, c’est à l’inspection académique des Pyrénées qu’il revient de vérifier leurs connaissances. Là, on explique qu’un suivi régulier des enfants de la secte est effectué depuis 1992. ” Jusqu’en 1998, indique l’adjoint de l’inspecteur d’académie, Jean-Michel Coignard, nous avons constaté que certains enfants avaient un retard de zéro à trois ans sur la scolarité normale. ” Pour autant, aucune mesure de placement dans un établissement scolaire n’a alors été prise.

En juillet 1999, les parents de la secte ont refusé de se présenter au contrôle plus étendu de l’obligation scolaire prévu par la loi du 18 décembre 1998. Pourquoi l’inspection d’académie n’a-t-elle pas alors alerté le procureur ? Réponse de l’inspection : ” Ces personnes ne connaissaient pas la loi. Nous avons organisé des réunions pour les informer à ce sujet ainsi que de la nature du contrôle des connaissances auquel les enfants allaient être soumis. ” Ce nouveau contexte juridique n’est cependant pas sans effet. Un membre de l’ADFI à Sus, Jean-Louis Montané, observe que ” désormais, les enfants de Tabitha’s Place font des exercices physiques dans le village et se préparent intensément au contrôle. ” Celui-ci a été effectué début février. Les résultats ne sont pas encore connus. Si des insuffisances étaient constatées, les adultes seraient tenus d’améliorer la situation, sous peine de sanction, dans un délai fixé par l’inspection académique.

Véritable progrès dans la protection des enfants des sectes, la loi de 1998 semble encore sous-utilisée. Elle stipule en effet qu’une instruction dispensée collectivement à plusieurs enfants de familles différentes doit faire l’objet d’une déclaration publique et que, en ce cas, ” si les circonstances le justifient “, un contrôle peut être effectué à l’intérieur de l’établissement ” sans délai et de manière inopinée “. Une belle occasion de franchir les hauts murs qui gardent le secret des sectes. Or, si les chefs de Tabitha’s Place n’ont rien déclaré, plusieurs témoignages attestent d’une véritable organisation scolaire à l’intérieur de la communauté. Pourtant, un contrôle à l’intérieur du château de Sus n’est pas à l’ordre du jour.

Au total, si la surveillance se fait un peu plus étroite sur le monde opaque de Tabitha’s Place, pour les militants antisectes l’intervention des pouvoirs publics, des institutions, l’Éducation nationale comme la Justice, demeure largement insuffisante.

Jeanne Llabres

(1) Voir à ce sujet la brochure du Centre contre les manipulations mentales (CCMM, Tél. : 01 53 98 73 98) : La loi vous protège, servez-vous de la loi.

Les enfants des sectes en France

En 1998, une note de synthèse des renseignements généraux remise à la Mission interministérielle de lutte contre les sectes révélait que 500 mineurs sont à la merci de ” 19 communautés fermées ” dans l’Hexagone ; plus de 40 000 autres dépendent, soit directement, soit par l’intermédiaire de leurs parents, de 48 communautés non autarciques auxquelles s’ajoutent 18 mouvements parasectaires.Pas moins de 6 000 enfants seraient astreints à une scolarité ” hors norme “, soit dans des établissements privés hors contrat affiliés à des organisations sectaires, soit dans le cadre familial. Diverses structures à ” caractère simili-scolaire “, émanations directes de plusieurs sectes, proposent en outre des gardes d’enfants, des cours de rattrapage, des activités d’éveil. La loi du 18 décembre 1998 prévoit des contrôles dans ces établissements ainsi que dans les familles assurant l’instruction de leurs enfants.

Témoignage

” Il vaut mieux voir ton enfant mort que de marcher dans les voies des méchants. ”

Évelyne Massy est une ancienne adepte de Tabitha’s Place. Cette femme de quarante ans a passé deux ans et demi au château de Sus en compagnie de son mari et de ses quatre enfants entre 1987 et 1990. Elle a accepté de témoigner pour l’Humanité.

” Mon mari et moi avons connu la communauté au marché de Mourenx, où les adeptes vendaient du pain complet. Je suis arrivée à Tabitha’s Place alors que j’étais enceinte de mon quatrième enfant. En entrant, nous avons fait don de notre maison et de notre voiture neuve. Nous trouvions que les gens étaient chaleureux. Les gens comme nous, vous savez, je ne leur en veux pas. Les adultes et les enfants mangeaient le plus souvent les restes de pain invendu et des légumes du jardin ainsi que de la nourriture à base de farine, comme des soupes épaissies à la farine. Lorsque c’était l’époque des citrouilles, nous mangions des citrouilles, à l’époque des choux, nous mangions des choux. Rarement de la viande. Parfois un peu de poulet ou du mouton. À Tabitha’s Place, les enfants n’ont pas le droit de réclamer. Si un enfant dit à sa mère qu’il a faim, il est discipliné. Cela signifie qu’il est battu avec une baguette à l’intérieur des mains et sur la plante des pieds. Même les nouveau-nés sont battus ainsi quand ils pleurent. À ce régime, je vous assure que les enfants apprennent vite à se taire. Ils deviennent très sages et très gentils et ne parlent pas aux étrangers. Mon second fils, Sébastien, qui avait six ans à l’époque, était considéré comme un rebelle par les ” anciens “. Les ” anciens ” donnent les ordres et les autres exécutent. Nous, nous étions le petit peuple, vous savez. Sébastien était très souvent battu. Ils le couchaient par terre et le battaient avec des palettes de bois sur son dos de façon à ce que ça ne se voit pas. Je n’étais pas d’accord avec mon mari à cause de ces châtiments. Les anciens disent que les mères sont des êtres ” tombés “, que leurs sentiments pour les enfants ne sont pas bons, qu’elles les surprotègent. Ils ont une devise : ” Il vaut mieux voir ton enfant mort que de marcher dans les voies des méchants. ” Olivier Lembert, qui était le responsable à l’époque, a vraiment une âme de dictateur. Je peux vous assurer qu’il frappe les enfants avec une joie non dissimulée. Les sodas, le chocolat et bien d’autres aliments sont interdits dans la communauté mais, depuis que je suis sortie, j’ai croisé plusieurs fois Olivier Lembert au supermarché avec toutes ces choses dans son caddy. C’est un fieffé filou. Yonech, le gourou [alias Eugen Spriggs - ND] R], considéré comme un prophète, est venu plusieurs fois à Sus en hélicoptère. Il y passait deux ou trois mois. Il faisait ses prophéties et vérifiait la mise en pratique de ses enseignements. Il avait un logement à part et nous lui donnions les plus beaux tapis, les plus beaux draps, des bibelots, des fruits secs, des friandises et des plats spéciaux. Au bout de deux ans, mon mari a voulu sortir. Il est parti seul et a alerté la gendarmerie et l’ADFI pour venir me chercher avec les enfants. Après cela, j’ai fait sept ans de dépression. Mon mari et moi avons divorcé. Tous mes enfants ont été suivis par des psychologues. “.

Dossier réalisé par Jeanne Llabres.