Béarn : au cœur de la secte Tabitha’s Place
Source: Au cœur de la secte de Tabitha’s Place
publié le 18 juin 2015
Les enquêteurs se basent sur les témoignages d’anciens adeptes de la communauté pour relancer les investigations
La fin justifie les moyens. Mardi, les quelque 400 habitants de Sus étaient réveillés en pleine nuit par un intrigant manège. Près de 180 gendarmes en voitures, fourgons et hélicoptère ont investi la petite bourgade proche de Navarrenx sur la route d’Oloron-Sainte-Marie.
Les militaires ont passé au peigne fin un immense domaine installé le long du gave d’Oloron. Le château et les dépendances appartiennent à la communauté des « douze tribus », plus connue sous le nom de « Tabitha’s Place ». Un mouvement sectaire de type religieux et « fondamentaliste », selon la définition proposée par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Les gendarmes agissaient sur commission rogatoire d’une juge d’instruction paloise. Son enquête est ouverte depuis mars 2014 et la plainte d’un ancien adepte pour des mauvais traitements à l’encontre de ses enfants. Le père, qui a quitté Sus en 2012, raconte son embrigadement progressif. Il affirme qu’on l’a empêché de rencontrer des médecins pour soigner l’un de ses fils, infirme moteur cérébral. Enfin, il évoque plus longuement les « corrections » généralisées des adultes envers les enfants, notamment sa fille.
Tapes, gifles, baguettes…
« Depuis ma naissance jusqu’à mon départ, j’ai été victime de violences tant physiques que psychologiques de la part de l’ensemble de la communauté de Sus », a confirmé sa fille, en déposant également plainte en mars 2014. Elle a raconté les « tapes sur les mains, les fesses », « les punitions » ainsi que les coups portés sur tout le corps à l’aide d’une baguette en osier.
Derrière les coups, la jeune fille, aujourd’hui âgée de 17 ans, désigne ses propres parents, psychologiquement contraints par les cadres de la communauté. Elle nomme aussi d’autres adultes, surtout ses enseignants. La plaignante explique encore que les enfants sont au travail dès l’âge de 6 ans. Elle recense les interdits : jouets, télévision, musique…
« J’ai subi des violences de la part de l’ensemble de la communauté de Sus »
Un an après ces dépositions, les 180 gendarmes envoyés à Sus avaient pour mission première de vérifier ces lourdes accusations. Les 50 enfants de la communauté ont donc été auscultés par les médecins de l’unité médico-judiciaire. Quatre d’entre eux, âgés de 18 mois à 13 ans, présentaient des marques de coups. Ils font l’objet d’une ordonnance de placement provisoire auprès de l’aide sociale à l’enfance.
Nouvelle stratégie
Une nouvelle fois, la justice s’intéresse donc aux conditions de vie et d’éducation des enfants de Tabitha’s Place. Un motif d’inquiétude depuis bientôt vingt ans et la mort, en 1997, d’un enfant de 18 mois, décédé faute de soins. À la différence des précédentes enquêtes, la juge d’instruction a cependant souhaité ratisser beaucoup plus large. Elle associe à ses investigations un volet économique et financier. Ainsi, quand les médecins de l’UMJ auscultaient les enfants dans les chambres, les experts financiers du GIR (groupement d’intervention régional) perquisitionnaient les bureaux et repartaient avec des ordinateurs et des lignes de comptabilité. La juge soupçonne un travail dissimulé, une fraude fiscale d’ampleur et un blanchiment de fraude fiscale. Au terme de la perquisition mardi au petit matin, dix adultes ont été placés en garde à vue. Ils sont ressortis libres à 23 h 30, le soir même, sans qu’on sache, pour l’heure, s’ils font l’objet de poursuites.
Hier, à Sus, les habitants chevelus du château et de ses dépendances n’avaient rien changé à leur quiétude. Tout juste avouaient-ils avoir été surpris par l’importance du dispositif de la veille. « C’est un mot faible, expliquait ainsi un trentenaire, en jean, chemise, barbe et catogan. 200 gendarmes à 3 heures du matin, je crois que même à Marseille ils n’ont pas droit à cela ! » L’image permet de noter que toute la communauté n’est pas complètement fermée au monde qui l’entoure. Quant à l’enquête en cours et ces confessions d’un ancien adepte, ce responsable n’entend pas « faire de commentaires ». Il livre cependant une énigmatique observation : « C’est toujours pareil, c’est un menteur qui croit un autre menteur. »
Plus loin, dans le jardin de la « maison des servants », l’un des vendeurs de la petite boutique bio, lui aussi porteur de cheveux longs et d’un pantalon bouffant, continue à vendre ses tomates, navets, oignons et autres haricots comme si de rien n’était. Entre autres cultures, l’art de la discrétion figure aussi à son éventail. « Je ne dirai rien. » Cinq secondes passent. « C’est la sixième fois qu’ils descendent, en gros à chaque nouveau procureur… On vit tranquillement de nos mains, on ne fait pas ça pour de l’argent. On est différent et on dérange. » Arrivé de Paris il y a vingt-cinq ans, ce quinquagénaire est manifestement l’un des plus anciens de la communauté. C’est aussi l’un des rares Français parmi les 120 adeptes de Tabitha’s Place. On compte de nombreux Allemands, des Espagnols, des Américains.
Au village, les descentes de gendarmerie sont bien les seuls moments où l’on se rappelle ce voisinage. « On est connu grâce à eux, mais on n’en parle jamais entre nous, sourit une retraitée. Ils sont discrets, ils disent bonjour, au revoir, on s’est habitués. Je crois qu’on parle plus d’eux à Pau qu’ici. » Tous ne partagent pas sa bienveillante indifférence. « J’espère que cette fois c’est la bonne », expliquait ainsi un membre du conseil municipal. Dernier round ?
En France depuis les années 1980
Avec son député président en tête, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) avait fait un passage remarqué à Sus en 2006.
Cinq ans plus tard, elle rangeait la communauté au rang des sectes apocalyptiques. « Il s’agit d’un mouvement religieux chrétien de type fondamentaliste et apocalyptique d’origine nord-américaine qui justifie toute la vie par une lecture strictement littérale de la Bible. […] Ce mouvement est fondé sous forme de communautés appelées tribus. Fondé en 1972 aux États-Unis par Elbert Eugene Spriggs, un forain reconverti dans l’aide apportée aux drogués, le groupe Tabitha’s Place s’est installé en France au début des années 1980 et vit depuis en communauté fermée. Il s’est établi en association loi 1901 sous l’intitulé Therapeutic Healing Environment (THE). »